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mardi 31 août 2010

Victime désignée

Réunion ce matin. Elle n'a duré que deux heures, mais son coût a dû être prohibitif... Nous étions trois, et il devait y avoir 8 représentants du client autour de la table. Le chef de projet, son adjoint, un informaticien au rôle indéterminé, un chargé de liaison avec un autre intervenant, et la direction scientifique du client en force (la chef, la sous chef, et deux grouillottes), il en manquait encore un ou deux, présents en pensée, car encore en vacances (je ne sais pas combien de vacances ils ont... depuis Mai, ils sont tous là à mi-temps...)

Les trois points de l'ordre du jour auraient dû être traités par e-mail: deux demandes de fourniture d'informations (déjà acceptées par téléphone), et une question méthodologique (préciser une méthode de calcul sur laquelle on bavasse depuis 3 mois...). Mais une réunion ça ne se refuse pas.

Et effectivement, on a eu une belle réunion. Ca a commencé par le traditionnel tour de table. Chacun se nomme et dit ce qu'il fait. J'adore cet exercice, parce qu'il est profondément inutile : en fin de réunion, on a oublié le nom des quelques intrus qu'on ne connaissait pas avant et qui n'ont de toutes façons pas ouvert le bec, et on se souvient des autres, vu qu'on les connaissait avant... Mais c'est la tradition, c'est important la tradition, ça fait gagner les batailles (ou peut être que ce sont les rangers bien cirées, je ne me souviens plus...)

Le vrai intérêt du tour de table, c'est que ca permet à la puissance invitante de se dispenser d'introduction : quand chacun s'est présenté, il devient très facile de passer la parole à la personne de son choix. Ca lui évite un début d'autant plus laborieux qu'elle est consciente de l'inutilité de la réunion (les deux premiers points sont déjà réglés par téléphone, et elle devine comme moi la décision qui sera prise sur le troisième).

La puissance invitée prend donc la parole, et commence à se plaindre. Ca aussi, c'est une tradition : dans toute bonne réunion, le fournisseur doit geindre, se plaindre et se faire plaindre. Plus la réunion est inutile, plus il faut le faire : cela convaincra le client qu'il a bien travaillé, en "remotivant" son interlocuteur (plus on monte dans la hiérarchie, plus les cadres considèrent qu'ils ne sont pas chargés de travailler mais de motiver leurs équipes, leurs fournisseurs, leurs partenaires... c'est presque la définition contemporaine du management)

Après ce second intermède conventionnel, on entre dans le vif du sujet: le premier point de l'ordre du jour. Dès l'énoncé, un mouvement de panique parcourt la direction scientifique. La demande les concerne, et est assez banale, il s'agit de produire un document assez simple et dont l'intérêt est manifeste. Mais elle implique du travail, pas mal d'attention, et donc des risques de se tromper. Il ne s'agit pas de coordonner, de diriger, mais bien de faire, de produire...

Le chef de projet jette un regard placide: c'est une demande simple, de bon sens, aucun problème. Il la trouve d'autant plus simple qu'elle n'est pas de son ressort. Chez les scientifiques, la tension est palpable, chacun regarde son voisin, espérant qu'il réponde. L'un des responsables commence une explication torturée sur la difficulté de la tâche, l'impossibilité d'une réalisation rapide... Le fournisseur tient prête la réponse cinglante qu'il a préparée (ce matin devant sa glace) à cette objection banale.

Quand tout d'un coup, le miracle se produit.Une des grouillottes, arrivée récemment et peu au fait des traditions professionnelles, explique qu'elle va s'en charger. Dix sourires cruels se tournent vers elle: voici la victime !

Maintenant que quelqu'un s'en charge, chacun s'accorde a déclarer la tâche prioritaire. La malheureuse victime accepte les délais ridicules qu'on lui donne. Le point un est expédié en deux temps trois mouvements.

On passe au second point, il faut également travailler, mais la panique est retombée. Instantanément, tous les regards se tournent vers la victime. Je ne sais pas si elle se rend compte. Peut être croit elle que c'est sa chance... J'ai un peu honte.

De toutes façons, même si elle comprenait, la dynamique est en place, elle ne peut maintenant y échapper : toute demande impliquant un travail ingrat ou dangereux lui sera confiée. Et en récompense, elle sera probablement chargée du compte rendu de cette réunion, qui consacre sa défaite.

Heureusement, l'ordre du jour n'a que deux points laborieux. Le troisième, méthodologique, implique forcément ses chefs. Il s'agit de penser, de parler de mathématiques, là, les grouillots se taisent et écoutent la Parole.

La directrice scientifique prend donc la parole, pour expliquer que, revenant de vacances, elle n'a pas réfléchi au problème. Ca détend l'atmosphère mais c'est une mauvaise ouverture... Elle espère peut être qu'une bonne âme fournira une solution toute prête. Peine perdue. La réunion s'achève sur la demande d'un délai de réflexion, forcément accordée.

Le chef de projet peut alors conclure, expliquer que c'était une réunion nécessaire et utile, qu'il reste à notre disposition pour en organiser d'autres (ben voyons!).

Tout le monde se quitte, je suis un peu triste pour la victime. Elle va maintenant écoper de toutes les sales missions. Si j'étais courageux, je lui dirais, démissionne, vite, ta vie va devenir un enfer...

Combien de temps tiendra-t-elle?

jeudi 26 août 2010

Wargames

Peut être le plus étrange de mes passe temps...

Je ne suis pas passionné par les armes et les soldats, je n'aime pas les films de guerre, je garde un souvenir mitigé de mon passage sous les drapeaux, je n'ai pas un goût prononcé pour l'ordre social, les hommes les vrais m'ennuient, comme pas mal de sujets virils (à commencer par le foot et la mécanique).

Et pourtant, périodiquement, je reviens aux wargames, avec leurs cartes à hexagones, leurs petites pieces en carton bon marché, les affreux dessins de leurs couvertures, leurs noms un peu ridicules, leur intérêt suspect pour l'armée allemande et ses unités d'élite, pour les caractéristiques techniques des systèmes d'armes et le détail des ordres de bataille...

J'y suis venu, à l'adolescence, par les jeux de sociétés. Les wargames étaient des jeux compliqués, bien plus que tout ce que j'avais rencontré jusque là. Maîtriser cette complexité, en lisant des règles de la taille d'un livre (et écrites en anglais...), mener des parties, solitaires, pouvant s'étaler sur des semaines, me paraissait un défi bien plus intéressant que lire un gros livre, progresser en sport, ou réussir en classe. Ensuite, sont arrivés les jeux de rôle, tout aussi prenants et complexes, mais plus acceptables socialement. Alors j'ai rangé mes wargames.

Ils sont revenus dix ans plus tard. Avec le temps, et l'amour des maths, l'intérêt s'était déplacé. J'aimais en eux les modèles complexes, capables, au travers de règles déterministes, de simuler des évènements imprévisibles, et de forcer les joueurs a adopter un comportement "historiquement plausible". J'aimais aussi cette implication gratuite, le temps passé à apprendre les règles d'un seul jeu, puis à jouer patiemment, des jours, des semaines...

Plus que les jeux, c'étaient les systèmes, leur variété, qui me plaisaient. Alors, je me suis mis à collectionner de plus en plus de jeux. J'essayais de jouer certains, d'autres étaient juste lus, d'autres enfin, gardés, pour des jours meilleurs, ou achetés pour la beauté de la collection. A la fin j'en avais plus d'une centaine, qui occupaient le grenier de ma maison.

Et puis, un jour, j'ai quitté cette maison, en laissant derrière tout ce qui prenait de la place: mon piano, mes livres, mes partitions, mes wargames... J'ai recommencé une vie où il n'y avait pas de grande pièce vide au grenier, pas de piano, ni de partitions, juste une petite bibliothèque avec quelques livres. Une vie sans wargames, où des nouveaux centres d'intérêt avaient remplacé les précédents.

Je ne crois pas qu'on puisse refaire sa vie, encore moins en changer. Certains goûts, certaines passions, connaissent des éclipses, mais reviennent forcément car ils nous définissent. Dix ans plus tard, j'ai eu une maison avec un grenier, et de l'espace sur mes étagères. Et cette année, en Février, j'ai acheté un piano. C'était certain, les wargames allaient revenir...

C'est arrivé la semaine dernière. De façon un peu inattendue, toute ma collection est réapparue chez moi. Toutes ces boites moches, qui sentent le renfermé après avoir passé 10 ans dans un grenier, sont là, dans une pièce, et me regardent les ouvrir, feuilleter des règles, déplier des cartes à hexagones, pousser des bouts de carton...

Le rideau se lève donc sur l'acte trois, et je me dis que cette fois, je vais peut être essayer d'y jouer, pour changer... J'ai la place, je peux prendre le temps. En restant raisonnable, je dois pouvoir jouer à trois ou quatre jeux par an. Pour une centaine de jeux (90 je crois, mais j'en achèterai probablement encore quelques uns, je me connais...), ca nous fait une trentaine d'année, et 45+30...

mercredi 25 août 2010

Nostromo

Un roman qui ferait un bon film, c'est généralement une histoire pauvre et des personnages creux. Un film qui ferait un bon roman, ce sont ces incontournables qu'on se force à aller voir à 20 ans, en VO, dans les salles d'art et d'essai - surtout d'essai - et qui font qu'on est heureux de vieillir, parce que, la confiance venant, on ne se sent plus contraint à ces pénitences culturelles.

En refermant ce livre, je me suis dit qu'il ferait un bien mauvais film, et donc, probablement, un bon roman...

Pourtant, il y a tous les ingrédients d'un Fort Saganne, ou d'un Indochine. Des pays lointains, de l'argent, des femmes de tête, des jeunes premiers, une révolution, et même un trésor et une île déserte. Et puis il y a la puissance évocatrice de Conrad. Il suffit de cinq pages, lues à la sauvette, dans un train de banlieue, même en hiver, sur fond de conversation téléphonique, le journal de son voisin sous le nez, dans les relents de café et de tabac froid d'un cadre moyen en costume marron. Cinq pages - même pas attentives - et on s'attend, à la sortie de l'escalator, à trouver une place entourée de maisons blanches, avec des fenêtres un peu rondes, et des tourelles, et des indiens en carrioles qui vont vendre des légumes, et une église, blanche aussi, avec une grosse porte en bois sombre, et des collines pelées autour, des plantes grasses et des fleurs dans les jardins, des grilles en fer forgé...

... Et là, on réalise que la Plaza de l'Alma, ben, c'est la Place de l'Alma, avec ses vieux touristes qui prennent le petit déjeuner en terrasse en regardant passer les voitures, les CRS devant les ambassades, qui jouent à la DS dans leur guérite, les taxis qui font la queue, les touristes se font prendre en photo devant la porte d'Yves Saint Laurent, avec leur jean qui les boudine et leur bide qui passe dessus, ou leurs jambes si maigres sur leurs talons haut qu'on se sent un peu mal à l'aise, comme devant une grand mère malade dans une chambre d'hopital.

... Et là, on se dit que Paris, au fond, c'est un peu surfait, et qu'il est drolement fort, ce Conrad.



Mais, de chapitre en chapitre, Conrad s'ingénie à casser la magie. Le jeune premier se retrouve seul sur une île déserte, à la fin d'un chapitre? On n'en reparle plus, ou juste un peu à la fin, à un moment où son histoire n'a plus d'intérêt. La révolution arrive à son point culminant? Le chapitre suivant s'ouvre 20 ans plus tard, quand l'intensité qu'on attendait (et qu'on avait préparée pendant 50 pages) est retombée. On nous résume alors, assez platement ce qui aurait aisément motivé un second tome. Un mystère entoure tel personnage? Il ne sera pas résolu, mais on évoquera un autre trait de son caractère, sans rapport, à moins que...

Ce souci de briser la chronologie, de torpiller tout suspens, se retrouve dans la psychologie des personnages. Dès le début, on nous présente des caractères tranchés. Tout romancier normal les mènerait à leur conclusion logique, ou à un changement brutal, sous la pression des évènements. Conrad les conserve, inamovibles, parfois à contre emploi.


Sur le coup, ca m'a évoqué une série TV qui "continuerait" pendant la publicité, au lieu de reprendre, bien sagement, là où l'on avait laissé l'action, à la fin de l'écran. Ou, pour prendre un exemple littéraire, un Da Vinci Code dont on aurait un peu mélangé les chapitres, et perdu quelques feuillets, faisant qu'aucun des minisuspense qui finissent chaque chapitre (au format "métro": 6 stations) ne trouve sa conclusion.

En refermant le livre, je me suis dit que ce procédé était très moderne (Nostromo date de 1904, mais on pense à Marelle). Mais en y repensant, il me parait au contraire très daté, d'une époque qui ne connaissait ni cinéma, ni télévision, ni Proust.

Peut être que Conrad est l'aboutissement du roman du 19eme, privilégiant action et technique narrative, quand les générations suivantes se concentreront sur la psychologie et "l'image choc".

mercredi 4 août 2010

Les excités

There is no greater community of spirit than that between the artist and the listener at home, communing with the music. (Glenn Gould)

L'idée romantique que l'on se fait de l'artiste, habité par son oeuvre, ayant l'air d'un fou, en musique, ca donne quelque chose comme cela...
Lang Lang
Kissin

Ce ne sont pas de mauvais pianistes, et je n'ai pas eu de mal à trouver ces exemples : presque tout le monde fait ça, de nos jours.

Ca n'a pas toujours, forcément, été le cas. Voici Rubinstein (jeune), dans le même morceau.

Vous avez vu? il ne gesticule pas, il ne lève pas les yeux au ciel, il ne fait pas de grimace. Et pourtant, ça "fonctionne".


Dans le même genre, voici Furtwangler dirigeant l'ouverture de Don Juan, et voici James Levine

On imagine aisément que pour diriger cela, il faut faire de grands gestes. Furtwangler prouve le contraire: sa version, peu spectaculaire à regarder, est pourtant nettement plus dramatique, plus "grande", que celle de Levine.

On pourrait multiplier les exemples, auxquels il faudrait ajouter les versions "scénarisées" comme celle ci (avant, j'adorais cette chanson et j'adorais Bostridge, mais depuis que j'ai vu cela, je n'arrive plus à les prendre au sérieux...)

Alors pourquoi? Pourquoi tout ce kitsch, ces clips adolescents, ces gesticulations qui évoquent André Rieu et Richard Clayderman? La musique classique rebute, parce qu'elle est (dit on) difficile d'accès, la rendre ridicule ne va pas l'aider...


Au fond, peut être que Gould avait raison, qui pensait que le disque, plus honnête, rendrait le concert inutile. Aujourd'hui, si l'on veut écouter de la musique, concentré, dans les meilleures conditions possibles, il faut rester chez soi, et mettre un disque. Le son sera meilleur, il n'y aura pas de fausses notes, pas de toux ni d'éternuement.

Pourquoi, alors, aller au concert? Peut être, pour le spectacle, pour voir les artistes gesticuler. Et comme les salles sont grandes, il faut en faire des tonnes, pour que tout le monde puisse bien voir. En fin de compte, la musique, et la qualité de ce qu'on entend, n'est pas le plus important (de toutes facon, on aura mieux à la maison).

Ceci expliquerait cela...

Il y a au début de Fitzcarraldo une scène étrange, où l'on voit Caruso et Sarah Bernhardt se produire dans un opéra. Comme elle ne pouvait pas chanter, elle joue en playback, pendant qu'une vraie chanteuse se produit dans la fosse, avec l'orchestre. Peut être est ce l'avenir du concert classique...