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vendredi 6 janvier 2012

J'aime pas l'amour qui fait bing

Je me demande souvent si cela vaut la peine d'apprendre à lire le chinois... Actuellement, ma réponse à cette question est "probablement pas". En terme d'investissement intellectuel, d'efficacité de celui-ci et de gratification qu'on y trouve, le rapport qualité prix me parait très mauvais.

Contrairement à une idée répandue, je ne crois pas que cela tienne à la difficulté particulière de cette langue. Certains aspects du chinois sont certes difficiles (le système d'écriture), mais d'autres sont très simples et réguliers (la grammaire, le vocabulaire courant). Je ne crois pas non plus que cela vienne de la distance culturelle. Comment expliquer, alors, que le français paraisse plus facile à apprendre pour un chinois que le chinois pour un français?

A mon avis, le problème tient à la façon dont le chinois est enseigné, et en particulier à l'idée, sans cesse répétée, que l'on ne peut pas comprendre (quand on est étranger) et qu'il n'y a pas de règles  générales - bref que le chinois n'est composé que d'usages et d'exceptions, sans règles générales accessibles à un non-chinois.

Du coup, l'apprentissage ne repose que sur la mémorisation. Le niveau se juge par le nombre de caractères qu'on a mémorisés et le nombre d'expressions figées qu'on peut citer de mémoire. L'examen de chinois (le HSK par exemple) est un mélange de dictée et de récitation, auxquels les notions usuelles de compréhension (orale ou écrite) de version ou de thème s'appliquent mal. Et les textes chinois que l'on peut lire sont ordonnés selon le nombre de  caractères utilisés.

C'est cette manie de la mémorisation qui rend l'apprentissage du chinois si long et inefficace. Imaginons que l'enseignement du français se concentre autour de la lecture et de la récitation du dictionnaire. Non seulement cela prendrait un temps fou, mais les apprenants, connaissant mal la grammaire, s'exprimeraient très mal, même aprés des années d'étude, un peu comme les francais qui ont appris le chinois...

On objectera que c'est ainsi qu'on apprend le chinois est aux petits chinois. C'est possible (encore que...). Mais il y a une grande différence entre apprendre à un enfant à lire sa langue maternelle, et apprendre à un adulte une langue étrangère. Sinon, l'Alliance Francaise utiliserait la méthode Boscher, et les étudiants en français commenceraient par deux ans de "toto rata le roti".

Une autre objection est que le chinois n'a pas de grammaire, ou de régularité, alors qu'en français la grammaire est très régulière. Pourtant, le français est bourré d'exceptions, et la structure de la phrase chinoise est très régulière (en particulier en chinois littéraire). Pire, la majorité des caractères (80% du Kangxi Zidian) comprennent un composant phonétique (parfois approximatif). En enseignant ces phonétiques AU DEBUT de l'apprentissage, on économiserait beaucoup de mémoire et de temps.

Cette insistance sur le par coeur est à la fois idéologique et atavique. Idéologique, parce que cette idée que le chinois ne peut être maîtrisé par un étranger (et encore, imparfaitement) qu'au terme d'un très long et douloureux chemin, non content de flatter l'égo des chinois et des sinologues, justifie cette différence culturelle entre Est et Ouest, irréconciliable me dit on, qu'on invoque à tout bout de champ. Atavique, parce que, côté chinois, la mémorisation brutale des classiques était à la base du système mandarinal (semblable en cela à l'enseignement de la médecine en Europe), et que, côté français, cette méthode aboutit à sélectionner, parmi tous les étudiants, ceux qui aiment apprendre de cette façon, qui transmettront à la génération suivante "ce qui a marché pour eux".

Pour un français, cet enseignement par la mémoire fait de l'apprentissage du chinois une activité assez pénible, mais surtout très frustrante. Plus on "progresse" plus les mots qu'on devrait mémoriser sont rares, et donc plus il devient difficile de se les rappeler. Egalement, comme les régularités du langage ne sont généralement pas enseignées (je connais des chinois et des sinologues qui affirment qu'il n'existe en chinois aucune règle grammaticale), on continue à faire, même après des années des "erreurs de débutant", sur lesquelles la seule explication qu'on reçoit est "c'est comme ça".

Je vois dans cette éducation par la frustration une explication à la passion qu'on retrouve chez de nombreux étudiants en chinois, et à l'admiration que cet apprentissage suscite. A long terme, elle exerce un effet délétère, et provoque peut être cette tendance à l'extrémisme qu'on rencontre chez certains sinologues d'un certain âge.

Pour moi, à bientôt cinquante ans, et après plus de 25 ans de chinois, je crois que l'heure de la retraite a sonné.