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mercredi 25 août 2010

Nostromo

Un roman qui ferait un bon film, c'est généralement une histoire pauvre et des personnages creux. Un film qui ferait un bon roman, ce sont ces incontournables qu'on se force à aller voir à 20 ans, en VO, dans les salles d'art et d'essai - surtout d'essai - et qui font qu'on est heureux de vieillir, parce que, la confiance venant, on ne se sent plus contraint à ces pénitences culturelles.

En refermant ce livre, je me suis dit qu'il ferait un bien mauvais film, et donc, probablement, un bon roman...

Pourtant, il y a tous les ingrédients d'un Fort Saganne, ou d'un Indochine. Des pays lointains, de l'argent, des femmes de tête, des jeunes premiers, une révolution, et même un trésor et une île déserte. Et puis il y a la puissance évocatrice de Conrad. Il suffit de cinq pages, lues à la sauvette, dans un train de banlieue, même en hiver, sur fond de conversation téléphonique, le journal de son voisin sous le nez, dans les relents de café et de tabac froid d'un cadre moyen en costume marron. Cinq pages - même pas attentives - et on s'attend, à la sortie de l'escalator, à trouver une place entourée de maisons blanches, avec des fenêtres un peu rondes, et des tourelles, et des indiens en carrioles qui vont vendre des légumes, et une église, blanche aussi, avec une grosse porte en bois sombre, et des collines pelées autour, des plantes grasses et des fleurs dans les jardins, des grilles en fer forgé...

... Et là, on réalise que la Plaza de l'Alma, ben, c'est la Place de l'Alma, avec ses vieux touristes qui prennent le petit déjeuner en terrasse en regardant passer les voitures, les CRS devant les ambassades, qui jouent à la DS dans leur guérite, les taxis qui font la queue, les touristes se font prendre en photo devant la porte d'Yves Saint Laurent, avec leur jean qui les boudine et leur bide qui passe dessus, ou leurs jambes si maigres sur leurs talons haut qu'on se sent un peu mal à l'aise, comme devant une grand mère malade dans une chambre d'hopital.

... Et là, on se dit que Paris, au fond, c'est un peu surfait, et qu'il est drolement fort, ce Conrad.



Mais, de chapitre en chapitre, Conrad s'ingénie à casser la magie. Le jeune premier se retrouve seul sur une île déserte, à la fin d'un chapitre? On n'en reparle plus, ou juste un peu à la fin, à un moment où son histoire n'a plus d'intérêt. La révolution arrive à son point culminant? Le chapitre suivant s'ouvre 20 ans plus tard, quand l'intensité qu'on attendait (et qu'on avait préparée pendant 50 pages) est retombée. On nous résume alors, assez platement ce qui aurait aisément motivé un second tome. Un mystère entoure tel personnage? Il ne sera pas résolu, mais on évoquera un autre trait de son caractère, sans rapport, à moins que...

Ce souci de briser la chronologie, de torpiller tout suspens, se retrouve dans la psychologie des personnages. Dès le début, on nous présente des caractères tranchés. Tout romancier normal les mènerait à leur conclusion logique, ou à un changement brutal, sous la pression des évènements. Conrad les conserve, inamovibles, parfois à contre emploi.


Sur le coup, ca m'a évoqué une série TV qui "continuerait" pendant la publicité, au lieu de reprendre, bien sagement, là où l'on avait laissé l'action, à la fin de l'écran. Ou, pour prendre un exemple littéraire, un Da Vinci Code dont on aurait un peu mélangé les chapitres, et perdu quelques feuillets, faisant qu'aucun des minisuspense qui finissent chaque chapitre (au format "métro": 6 stations) ne trouve sa conclusion.

En refermant le livre, je me suis dit que ce procédé était très moderne (Nostromo date de 1904, mais on pense à Marelle). Mais en y repensant, il me parait au contraire très daté, d'une époque qui ne connaissait ni cinéma, ni télévision, ni Proust.

Peut être que Conrad est l'aboutissement du roman du 19eme, privilégiant action et technique narrative, quand les générations suivantes se concentreront sur la psychologie et "l'image choc".

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